Pour tout préambule, une maison d’édition nouvelle.

Sébastien Moreu

Mon amour du livre ne vient pas de la littérature, même si elle y trouvera sa place. Non, ce sont le papier et l’objet qui hantent ma mémoire de désormais éditeur né une nuit de Noël 1972 dans un petit port varois…

Ma mère, Roseline Moreu, amassait compulsivement toutes sortes de papiers et carnets dans son bureau des Galeries Tropéziennes qu’elle avait prises en main et recréées avec la complicité de Marc Berthier au mitan des années 70. Au milieu de ses collections de tissus et échantillons, de papeteries et de bibelots, le papier était roi. Sous toutes ses formes et dans tous les états. Bientôt c’est à la maison que viendraient s’accumuler les obsessions de son propre père médecin : collections de timbres, cartes postales, et même des boules de papier journal qu’il avait méticuleusement confectionnées dans le but d’alimenter le feu…

Il y avait encore une incroyable collection d’enveloppes, neuves, cerclées par dix d’un ruban de papier imprimé que j’ai eu le malheur un jour de décacheter ! La colère maternelle fut homérique, une des seules que je lui ai connue et sa tristesse infinie.

Le papier était donc si précieux ! Le papier vénéré ! Les savoir-faire du papetier admirés ! Et me voilà héritier de cette manière de malédiction.

Il y eut aussi l’incroyable librairie d’Ethel Gerstel, rue Clemenceau à Saint-Tropez. Ethel et son mari, Juifs allemands s’étaient résolus à quitter leur pays pour la France… Brûler les livres leur était insoutenable ! C’est à Saint-Tropez qu’ils trouvèrent refuge et reprirent une librairie. Pour cette intellectuelle exigeante il fallait débuter par l’aventure (elle m’imposa de « choisir » Ivanohé), puis s’essayer à la Poésie et aux classiques, et trouver son chemin… son identité de lecteur, en lisant les modernes et les contemporains un peu soumis à un hasard sur lequel elle régnait… Pour Ethel Gerstel la littérature s’offrait, se transmettait… mais le livre s’achetait !

Elle expliquait dans un français soutenu et avec un fort accent allemand que l’économie du livre était difficile — et que sans livre il n’y a pas de littérature.

Un peu plus tard je rencontrai Simone Carrat, docteur ès lettres, en retrait de l’enseignement elle restait une activiste culturelle inclassable et courageuse, furieusement foutraque mais libre et combative… elle animait de front des événements autour de Colette et l’art contemporain. Simone est devenue en quelques mois le mentor le plus lettré de mon entourage.

Gilles de Bure, journaliste, critique d’art et spécialiste du design et de l’architecture, me donna quant à lui le goût du mot juste, de la précision, de la technique et de l’efficacité dans les métiers de l’écrit.

Et voilà que naissait l’obsession du lecteur que j’étais devenu… l’écriture, au sens physique du terme. Comment un écrivain, un poète, un journaliste, un historien, un chroniqueur écrivent ?

Il y eut bien des livres, des dizaines, des dizaines de centaines sûrement, s’additionnant aux recueils, articles et témoignages, au point qu’il m’arrive parfois de les confondre, voire d’en oublier les récits, et plus rarement leur auteur mais jamais l’objet qui me les transmettait ! Les passages dont je me souviens, je peux encore décrire, quelque trente ans après, s’ils débutent en haut d’une page de gauche ou au milieu de celle de droite, tout comme la couleur du papier et sa qualité…

Ma mère m’a donné le goût de l’objet, de la matière et sa façon, mais aussi la curiosité du voyage et des autres. Mon père, Alain Moreu, me donna l’essentiel: l’anticonformisme comme une hygiène de vie et de culture, un sens du combat quasi grégaire et parfois presque idiot, avec paradoxalement la détestation des idées toutes faites et surtout de la bêtise du groupe.

Ma vie d’homme, ma vie professionnelle pour être plus précis, s’est depuis vingt-quatre ans essentiellement développée autour de la Galerie Enrico Navarra. C’est là qu’auprès d’Enrico, d’Emmanuel Barth et bien sûr de Nathalie Prat Couadau aujourd’hui chez Skira, de Sophie Dupriez ainsi que de Giancarlo Zampollo de LithoArt Turin, j’ai appris les rudiments de l’édition de beaux livres, puis ses subtilités.

Autour de la collection Made by… sur laquelle je veille depuis 2007 pour le compte de la galerie et avec des ambitions et exigences que peu de maisons d’édition peuvent encore s’autoriser, j’ai pu collaborer avec Fabrice Bousteau, Johnson Chang, Jérôme Sans, Jérôme Neutres, Marc Pottier et surtout mon complice Frédéric Edelmann pour les auteurs et rédacteurs en chef et Amanda Eliasch, Valérie Sadoun, Enrico Dagnino, Tim Franco et Simon Schwyzer pour les photographes. Ensemble nous avons élaboré des livres-objets uniques et rencontré des artistes, collectionneurs, créateurs, architectes et auteurs tout autour du monde, au premier rang desquels mon amie Mian Mian dont vous tenez le livre entre les mains.

Enrico devra me pardonner d’avoir l’impudeur de l’écrire, comme d’avoir l’audace d’être à ce point incomplet mais je lui dois : Le privilège unique, et en tout cas partagé avec les seuls collaborateurs de la galerie, d’avoir été au contact presque quotidien d’œuvres des artistes parmi les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle ; Basquiat et Haring.

Mais ce que je dois surtout à Enrico Navarra c’est d’avoir fréquenté de véritables géants du monde de l’art, de la musique, du cinéma, de l’architecture, du design, de la mode, de la danse comme des affaires ou des médias. D’avoir pu les servir, parfois même de collaborer avec certains d’entre eux.

C’est ainsi qu’il m’a permis de coéditer avec lui mon premier livre, autour du travail du cinéaste et architecte Amos Gitai. Amos est dès lors devenu un ami précieux qui, avec une infinie générosité, me dispense son attention et son affection, sa culture et son intelligence, sa sensibilité, son exigence de vérité et… son exigence tout court ! Il partage surtout son amour des siens qui ne connaît pas de frontières et la bienveillance qu’il garde pour les autres — et c’est une vraie leçon.

Les Éditions Sébastien Moreu sont nées de tout cela, et cet ouvrage inaugure la collection Le Cabinet du Docteur Moreu qui regroupera les œuvres qui chacune dans leur genre seraient par d’autres considérées comme atypiques ou non-conformes, inachevées ou hors format, inclassables ou informelles.

Le cabinet en question est en fait dentaire, c’est celui de mon père… il y exerce toujours, mais depuis tout petit j’ai pris l’habitude d’y venir étudier, lire ou travailler, bref d’envahir et m’approprier… d’y avoir un bureau, d’y disposer mes livres.

Le livre que vous tenez entre les mains [Spectacle de la disparition, Mian Mian] est né des préoccupations du lecteur que j’étais à vingt ans… Pour la frime, il doit tenir dans la poche et en dépasser un peu. Pour les sens, les pages doivent être douces au toucher. Il doit être suffisamment souple pour être maltraité, et résistant pour ne pas se déchirer. Un ruban le rend précieux mais on peut tout aussi bien corner les pages et les annoter. Pour l’esprit il doit questionner jusqu’à nos certitudes sur ce qu’est un auteur, ce qu’est un genre littéraire ? La couverture impose une autre lecture loin du texte qu’elle protège. Pour cet ouvrage elle a été confiée au photographe Simon Schwyzer, que vous retrouverez souvent dans nos futures publications, puisque sa personnalité et son travail sont intimement liés à nos motivations.

Pour achever d’un éclat de rire plus subtil qu’il n’y paraît cette description de mes héritages, motivations, et reconnaissances, j’emprunte à La Promesse de l’aube de Romain Gary ce court passage : « C’est ainsi que la musique, la danse et la peinture successivement écartées, nous nous résignâmes à la littérature malgré le péril vénérien. »

Sébastien Moreu, juin 2019